Jean Markale est aujourdhui en France la mémoire vive et vivante du Graal. Son oeuvre sur le sujet est immense, née dune recherche incessante tant littéraire quintérieure, littérale que symbolique, tant aux sources quaux confluents des mythes. Car si le Graal est, selon la version la plus connue, ce vase qui aurait servi à recueillir le sang du Christ, il est aussi ce creuset fédérateur dune certaine culture européenne, où se mèlent et sexpliquent bien des arcanes de lantique religion des celtes, du christianisme et de la gnose et, surtout, de lhomme lui-même et de son évolution. Nous lui avons posé quelques questions sur le sujet.
François-Marie Perier : Jean Markale, vous souvenez-vous quand, pour la première fois, vous avez entendu parler du Graal, et ce que cela a évoqué en vous?
Jean Markale: La première fois que jai entendu parler du Saint Graal, cétait à Paris, en classe de troisième, par un jeune professeur qui était passionné par le moyen-âge, plus particulièrement par les romans de la Table Ronde. Et ça ma rappelé les souvenirs de légendes concernant les fées de Brocéliande, car jai passé toutes mes vacances denfance dans cette forêt de Brocéliande et jai entendu des histoires fantastiques et je me suis dit que cétaient des histoires de bonnes femmes, des petits contes qui nétaient pas connus en dehors de la région, et voilà que dans le programme scolaire, je retrouvais ces héros fantastiques, cette histoire mystérieuse du Saint Graal, et pour moi ça a déclanché un intérêt accru pour ces légendes et pour lorigine surtout de ces légendes en essayant daller le plus loin possible dans le temps pour découvrir doù ça venait. En somme je suis tombé dans le Graal comme Obélix est tombé dans le chaudron et depuis je nai pas pu en sortir.
Quelle a été lévolution de votre quête de la vérité du Graal ?
La première étape, ça a été de lire le plus possible tout ce qui concernait ces fameux romans arthuriens, ces romans de chevalerie. Dans un premier temps, donc, ça a été létude de textes littéraires du Moyen-Age. Et comme je disais, jai eu la curiosité daller voir plus loin, je considérais que cétait dorigine celtique. Mais je ne doutais pas que cétait trés discuté. Il y a avait toute une école universitaire qui prétendait que Chrétien de Troyes, par exemple, était le créateur de tout ce cycle, que cétait purement quelque chose de clérical et de médiéval.
Les origines du Graal
Vous voulez dire que certains avaient récupéré le mythe pour le christianiser ?
Même pas : que le mythe était créé par les poètes du Moyen-Age. Pour certaines écoles. Dautres, que jai retrouvé en Sorbonne, comme Jean Frappier, étaient partisans, eux, de lorigine celtique de tous les romans. Et cest cette école là qui, maintenant, est considérée comme valable. Cest-à-dire que plus personne ne pense que ça a été inventé au Moyen-Age, parce quon a retrouvé des quantités de textes qui sont bien antérieurs aux romans du douxième et du treizième siècles. Alors, donc, à lépoque, je me suis acharné à vouloir démontrer lorigine celtique de tous ces récits. Pourquoi? Parce-que je suis breton aux trois-quarts, et un quart irlandais, et par conséquent je suis même allé voir dans les textes irlandais, dans les textes du pays de Galles, le pays de Galles étant du point de vue linguistique un pays très voisin de la Bretagne. Alors il a fallu quand-même aller voir du côté de la linguistique, et du côté aussi de larchéologie, pour mettre en rapport les récits eux-mêmes avec le contexte culturel, si lon peut dire, qui nous vient des découvertes archéologiques.
Et plus tard dailleurs, je me suis interessé aux monnaies gauloises, qui sont parfois lillustration de certains récits, antérieurs, que nous retrouvons en Irlande.
Les symboles du Graal
Les récits du Graal ?
Les récits de la mythologie celtique, où lon retouve les symboles de la quête du Graal.
Cest à dire? Il y a une coupe?
Il y a un chaudron, le chaudron dabondance, mais on trouve également lépée dArthur. Par exemple, dans un récit quon peut faire remonter au septième siècle, il y a une épée magique qui sappelle Kalad Bolg. Et cest ce mot là qui est devenu Kaled Fourch, en gallois et en breton, Excalibur en français et en anglais. Le mot kalad boldges est très net : kalad, ça veut dire dur, fort, violent, et bolg, la foudre : Foudre violente, cest le nom de lépée dArthur. Parmi ces objets, il y a également une lance qui a la particularité dêtre toujours violente et quon ne peut calmer quen la trempant dans un sang contenant du sang humain. Cest la lance du Graal. Et puis il y a le chaudron dabondance... Il y a un quatrième objet : cest une pierre. Une pierre quon appelle la pierre de Fal, la pierre du destin.
Fal signifie destin?
Non, ça veut dire phallus. Mais cette pierre crie chaque fois quun futur roi va sasseoir dessus. Cest un rituel dintronisation magique du roi chez les irlandais davant le christianisme. Ces objets, on les retrouve dans le mythe du Graal, avec la lance, le chaudron, avec lépée dArthur, avec la pierre dont il faut retirer lépée, et cest comme ça quon a lépée de souveraineté. Dans la version allemande de Wolfram Von Eischenbach, le Graal nest plus un vase mais une pierre tombée du ciel. Il y a quand même des coïncidences...
De lémeraude de Lucifer à Pilate et plus loin encore
A propos, je ne me rappelle plus selon quelle source, mais jai entendu que le Graal aurait été taillé sur lémeraude que portait sur le front Lucifer lors de sa chute...
Cest une des versions. Elle est gnostique, elle provient du Moyen-Orient. On en trouve des traces dans deux évangiles dits apocryphes : lévangile de Nicodème et les actes de Pilate.
Dans les textes qui ont été retrouvés en 1945 à Nag-Hammadi, en Egypte?
Cest cela. Daprès cette tradition, effectivement, la pierre tombe du front de Lucifer lorsquil est précipité dans labîme. Parce que cest une pierre de lumière. Et elle tombe aux pieds dAdam et Eve au paradis ? Et quand ils sont chassés, ils ont le droit de lemporter, et elle se transmet de génération en génération... Et elle arrive aux mains de Ponce-Pilate...
Pierre-Ponce Pilate...
(Rires) Le langage des oiseaux encore. Ce qui est important, cest que Ponce Pilate fait tailler ça en forme de coupe et la remet à Joseph dArymathie, qui était son ami, quelquun de très influent, et daprès cette légende, cest Joseph dArymathie qui recueillit le sang du Christ à la descente de la Croix, qui met à labri le précieux dépot, qui va ensuite chercher un lieu sûr et quil va trouver, dit la légende anglaise, à Glastonbury.
Marie-Madeleine, le Christ solaire et lalchimie
Pour en revenir aux Gnostiques, cest aussi dans les textes de Nag Hammadi quon trouve une allusion au fait que Marie-Madeleine aurait été lépouse du Christ. Par la suite, des chercheurs ont émis lhypothèse que ce Saint Graal quelle portait était en fait la descendance du Christ en elle : le Sang Royal, elle portait le sang du Christ en elle.
Dans les manuscrits du Moyen-Age, Saint Graal, cest Sangréal, en un seul mot. Cela peut être décomposé en Sang Royal aussi bien que Saint Gréal.
Il y a une chose quon peut dire à propos du symbole, cest que tous les récits nous décrivent des batailles épouvantables: les chevaliers se battent contre des monstres, contre des adversaires gigantesques, horribles... Ce sont des combats intérieurs, symboliques: ils combattent leurs terreurs, leur noirceur, tous leurs interdits pour aller plus loin. Ce sont des initiations successives, cest lutter contre soi-même.
Je vous pose la question de manière nette : pour vous, quest-ce que le Graal ?
Cest la découverte de quelque chose qui est en soi, que tout le monde peut avoir : la réalisation de lêtre. Le tout est de le découvrir au terme dune quête, cest-à-dire dune série dinitiations. II y en a qui y arrivent, il y en a qui ny arrivent pas. Chrétien de Troyes, qui en parle donc le premier dans son conte du Graal nous dit que Perceval voit une très belle jeune fille qui porte un Graal doù émane une lumière étonnante. Mais il ne nous dit pas ce quil y a dedans. Ce sont les continuateurs de Chrétien de Troyes qui ont placé dedans le sang du Christ. Il y a une synthèse des différents mythes qui a été faite, pour différentes raisons. Mais à lorigine, on ne sait pas ce quil y a dedans. On peut y mettre tout ce quon veut. Dailleurs, le mot Graal provient de lancien occitan Gradal qui désigne un récipient servant à faire le cassoulet entre autres... La gastronomie nest pas profane, elle est sacrée.
Puisque lon évoque lhomme dans sa chair et les organes humains, le Graal est-il pour vous le crâne, le coeur, ou le sexe?
Je crois que cest les trois. Ils sont absolument indissociables.
Mais cette énergie, à la base, est sexuelle?
Evidemment. Il faut faire remonter la kundalini... Cela se retrouve dans des techniques qui nont jamais été comprises.
Le sens du mal
Le Graal, cest la lutte entre les ténèbres et la lumière. Actuellement, où est la lutte? Quest-ce qui incarnerait aujourdhui la lutte entre le bien et le mal?
Elle est à la fois intellectuelle, économique et politique. Nous devons lutter contre les puissances qui nous oppressent. Si vous voulez, la lutte de la démocratie contre la dictature. En gros. Et aujourdhui, cest toujours le spectre du néo-nazisme. Mais il y a toujours les forces du bien qui réagissent: il y a toujours un Perceval ou un Galaad qui va découvrir le Graal.
Il y a une statuette maya qui représente Quetzalcoatl avec, derrière, collé à lui mais lui tournant le dos, Xolotl, le Lucifer amérindien : le mal sincarne toujours avec le bien afin que leur lutte pousse les hommes à franchir des épreuves toujours plus grandes et à évoluer.
A cette égard, la légende de Merlin est révélatrice : pourquoi la légende, élaborée au treizième siècle, qui a fait du personnage historique un être mythologique, a-t-elle fait de Merlin le fils dun Diable et dune sainte femme ? Cela veut dire que Merlin est à la fois blanc et noir. Mais évidemment, les forces de lumière, du bien sont plus fortes que les forces de lombre. Et Merlin mit sa diablerie au service dune humanité blanche.
Il y a aussi la figure récurrente de la grande prostituée.
Absolument. La reine Guenièvre, qui a été affadie dans les romans, puisquon lui donne un seul amant, cest-à-dire Lancelot, devait en réalité se partager entre les chevaliers, parce que Guenièvre, qui représente la légitimité, la force, donne cette force aux chevaliers qui luttent pour elle.
Il y avait aussi en Inde des prostituées sacrées pour les initiés.
Dans la Bible, se prostituer, cest sacrifier à la déesse mère. Cest donc altérer la religion Yahviste, celle du mâle. On retrouve aussi cela avec Marie-Madeleine. Si on lit un petit peu entre les lignes, on saperçoit que Jésus a été initié à la religion Yahviste, à la religion du père, par Jean-Baptiste dans leau du Jourdain. Mais on ne fait pas attention à la deuxième initiation, qui se trouve en Béthanie, quand Marie-Madeleine répand le parfum et essuie avec ses cheveux: cest lonction sacerdotale de la grande prostituée. Marie-Madeleine devait être très riche et ce devait être une grande prêtresse. Donc, Jésus, avec les deux initiations, réconcilie la religion du père avec la religion de la mère. Ce qui ne plaît pas à Judas qui se met à rouspéter : A quoi ça sert de gâcher cet argent... et qui trahit pour ça: il ne trahit pas pour les trente pièces dargent ou les trente deniers: cest tout simplement parce quil a trahi la religion du père.
Est-ce-que, dans les quêtes initiatiques des différents héros, il y a un parcours initiatique avec des épreuves récurrentes, ou bien chacun, à sa manière, montre-t-il une voie différente ?
Ce sont des quêtes solitaires en fait. Mais de manière générale, on peut constater ceci : chaque fois quils sont sur le point de réussir, ils sont tentés par une femme qui vient sinterposer, qui constitue un obstacle. Cette femme va les détourner de leur but pour les mettre à lépreuve en fait. Sils dépassent lépreuve, ça va, ils vont réussir, sinon, ils vont régresser, ils vont revenir en arrière.
Cest aussi cet appel de la terre-mère de lanima qui na pas été domptée et rédemptée complètement.
Oui. Alors lexemple typique, cest Lancelot: Lancelot na quune idée en tête : cest Guenièvre. Il dit quil cherche le Graal, mais en réalité il cherche la femme, dans toute sa splendeur.
Et Morgane et les créatures de morgane sinterposent continuellement et lui font des propositions malhonnêtes. Il résiste, parce quil naime que Guenièvre, et il est complètement obnubilé par le personnage de Guenièvre. Mais, à chaque fois, il franchit une étape pour aller plus loin. Cest tout à fait typique. Morgan nest pas une mauvaise fée, elle est là pour présenter les obstacles que les chevaliers doivent franchir.
La femme, clef du Graal
Il y a aussi la relation entre le Diable et la femme: il semble que la femme soit le véritable enjeu de la lutte : si lhomme vainc le mal, il conquiert la femme, et sil conquiert la femme, il vainc le mal.
Oui, mais on a voulu diaboliser la femme au Moyen-Age, et létude aprofondie des romans de la Table Ronde montre quon a voulu peu à peu occulter la femme. Elle avait un rôle beaucoup plus important.
La femme est quand même la femme solaire. Dans les langues celtiques et germaniques, le soleil est féminin, et la lune est masculine. Et je dis toujours que cest lhistoire de Tristan et Yseult. Dans la légende de Tristan et Yseult, Tristan est blessé mortellement trois fois : la première fois il est guéri par Yseult et sa mère, la deuxième, il est encore guéri par Yseult. La troisième fois, Yseult arrive trop tard : il y a eu une tempête et un calme plat : elle ne peut pas le sauver et il meurt. Pourquoi ? On nous dit dans le texte du treizième siècle que Tristan ne pouvait vivre que sil avait des rapports avec Yseult, une fois par an au moins. Cest lhistoire de la lune noire qui doit être régénérée par le soleil: Tristan est lhomme lune : il ne peut pas vivre sil ne reçoit pas la lumière du soleil, lénergie féminine. Dans le monde méditerranéen, ça a été inversé. Dans le nord, le soleil est beaucoup plus rare, donc précieux, cest la force.
Cest le soleil caché, à limage de la femme quil faut aller chercher, derrière les nuages ou les voiles qui nous cachent sa lumière. Pour en revenir à Marie-Madeleine. Pensez-vous que le Christ ait eu une descendance?
Je nen sais rien. Cest possible. Je serais tenté de le croire.
Les évangiles gnostiques de Nag Hammadi sont très clairs à ce sujet, en particulier lEvangile selon Philippe.
Tout à fait. Et attention, à qui le Christ apparaît-il en premier ? A Marie-Madeleine. Cest dune importance capitale.
Dans le Graal, quels sont les défis qui sont posés et proposés à lhomme et la femme ? Si lon a vu ceux de lhomme, on a limpression que la femme est déjà arrivée, comme une âme divine à laquelle lâme humaine masculine doit sunir au terme de ses épreuves.
La femme est déjà arrivée. Elle contient en elle-même toute la vérité du Graal, mais elle a besoin de lhomme pour que ce soit pleinement révélé à lextérieur. Mais ce sont toujours des femmes qui finissent par guider les chevaliers vers le lieu où se trouve le Graal. Cest très significatif, et les chevaliers doivent absolument gagner lamour de cette femme unique pour atteindre le château du Graal, le temple du Graal qui représente la totalité des choses. Lorsque Galaad se penche pour contempler le Graal, il dit: Tout mest révélé, je nai plus besoin de vivre. Et il meurt, parce quil a vu la vérité absolue. Les autres se sont contentés de regarder de loin le Graal.
Il meurt, mais est-ce quil accède à une incorruptibilité du corps comme certains alchimistes lauraient fait ?
Oui, le Graal est la quête dun autre état de conscience, mais la quête aussi dun état corporel. Rappelons Jésus qui dit à Marie-Madeleine au sortir du tombeau: Noli me tangere, ne me touche pas, je ne suis pas encore au royaume de mon père. Il na pas fini sa transformation.
source: Le Graal, quête de l'Absolu (Jean Markale, interrogé par François-Marie Perier)