Le Graal selon... Religiologiques

GRAAL (pluriel gréaux) est un nom masculin qu'on trouve répandu au Moyen-Âge, notamment du XIe au XVe siècle (1). À cette époque, il désigne communément une coupe, un vase (de cratalem, qui se rattache au grec kratêra) (2). Lui est donc associée l'idée de contenant, grazal (provençal); le grial (espagnol) est équivalent au calix, d'où calice; il est aussi marmite, chaudron (calderon) (3).

Le mot Graal évoque aussi les bassins, les fontaines, les entrées souterraines, les grottes... Ainsi, l'étymologie germanique permet d'en étendre le sens à la tombe (graben = creuser, Grab = tombe), également liée à l'idée de contenant.

Le crater était un vase où l'on mélangeait l'eau et le vin; c'était aussi un réceptacle à huile. En 1150, le moine Hélinand de Froidmond assimile gradalis (= graal) et scutella (écuelle) (4).

Si l’on s’en réfère à la théorie élaborée par Gilbert Durand dans les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, on comprend dès lors pourquoi de cette idée de contenant lié à l’oralité (grasal, grasale, gresel), on soit passé, dans les romans arthuriens du Moyen-Âge, au Saint Graal, vase mystique. Il semble en effet qu’il y ait attirance entre les schèmes de l’intimité de la nutrition et ceux de la mystique. Idée vérifiée par le traitement parallèle que nous avons souvent souligné dans les romans arthuriens entre les personnages sacrés et les chevaliers, dans leur rapport aux dames et au temps (5).

Au XIIIe siècle, la Quête du Saint Graal devient la fin ultime de toute chevalerie. Celui-ci est encore décrit comme coupe d'abondance dans le Roman en Prose lorsque, le jour de la Pentecôte, les Chevaliers de la Table Ronde étant réunis, apparaît un vieillard en robe blanche tenant un jeune chevalier vêtu d'une armure couleur de feu (Galaad), qui annonce au Roi et à ses compagnons la venue du Graal, lequel se manifestant dans les airs, remplit la palais de parfums et charge les tables de mets succulents. Les Chevaliers de la Table Ronde jurent tous alors, après Gauvain, de se mettre en campagne, toute affaire cessante, pour découvrir la vérité du vase très précieux, à la fois nourricier et but d’une quête spirituelle.

Au terme de cette Quête, seuls trois chevaliers, les plus jeunes et les plus purs, Bohort, Perceval et Galaad parviendront au château du Graal, ils assisteront à une messe dite par Josephé, le fils de Joseph d'Arimathie, au cours de laquelle Jésus-Christ leur apparaît, et assisteront aux mystères du Graal et de la lance qui saigne.

Mais un seul d'entre eux, Galaad, sera admis à contempler l'intérieur du Vase; ayant considéré les choses spirituelles qui s'y trouvent, il sera ravi au ciel. «Depuis lors, il n'y a jamais eu aucun homme, si hardi fût-il, qui aie osé prétendre qu'il l'avait vu.» (6)

La mystique du vase mystique est d’ailleurs très présente à l’époque médiévale dans la pensée chrétienne, notamment grâce au culte de la Vierge Marie développé par saint Bernard. Adam de Saint-Victor, dans un hymne à la Vierge, l'interpellait ainsi:

Une autre interprétation fait ressortir la parenté entre Graal et Calx, la pierre blanche, chaux, ou pierre brûlante, épurante, liée à la pureté, ou encore au calx, le talon.

René Guénon propose aussi Gradale: livre ou graduale (graduel). C'est le sens de la Parole perdue, de la parole originelle à retrouver, d'où la nécessité d'une Queste. Graduel, c'est aussi le Grand Livre de la Nature des Alchimistes, le Liber Mundi, révélation du Monde. Dans l'Apocalypse de Jean, il s'identifie à L'Arbre de Vie. On est ici proche du symbolisme de la Croix et l'on retrouve dans certaines régions les instruments du supplice du Christ associés au Graal et à la Lance de Longin comme les symboles du Graal et de la Lance sont associés à la première parole du Coran.

Partant de la signification que lui donne Wolfram von Eschenbach (pierre d'émeraude tombée du front de Lucifer dans laquelle fut taillé le Graal), l'herméneutique rapproche les verbes latins cælere = orner et cædere = tomber, immoler. Cædes prend le sens de sang versé. En français en dérive césure (= taille de pierre). Les pierres taillées cultuelles renvoient ainsi au mythe du Grand Architecte, et il faut se rappeler que les Tables de la Loi étaient des pierres taillées.

Projection verticale de la clef de voûte céleste, la pierre d'exil (lapis exilis) ou pierre du ciel (lapis coelis) est identique au rocher d'émeraude qui forme le seuil du pays de Qâf, dans la tradition musulmane, à la fois centre du monde et son extrémité. Lieu intermédiaire entre le monde terrestre et le monde angélique, il est celui où s'incorporent les esprits et se spiritualisent les corps, celui du Principe eucharistique dont se nourrissent les élus (7).

L'as de coupe du tarot représente ainsi une coupe-Graal s'élevant en château à sept tours (8). Il symbolise les sphères célestes. Le Graal est encore château voué à l’inaccessibilité. La problématique se pose donc dans un contexte lié au ciel et à ses projections terrestres, architecturales. D'où l'importance du burin, le ciseau du graveur. Le cælator est le ciseleur et aussi l'architecte.

La Pierre-Table-Livre est aussi La Table d'Émeraude des Alchimistes, et les Hermétistes désignaient volontiers le Christ comme la véritable pierre philosophale et comme la véritable Pierre d’Angle.

En même temps, le contenant Graal est, d'une manière mystérieuse, identifié à son contenu, à la figure de l'aqua permanens, le Mercure, véritable vase caché, jardin philosophique où notre soleil naît et se lève.

La référence indo-européenne renvoie l'origine du Graal à la racine KERT- soit tordre, tresser, car l'on peut penser que les premiers objets-contenants étaient confectionnés en tresses (corbeilles). Curieusement, cette idée de claie, qui figure aussi dans la légende de la cathédrale d’osier de l’abbaye de Glastonbury, refuge supposé du Graal, est aussi celle du lien, de l'attache (cratis), et l'on voit bien en quoi le graal est le lien qui unit les chevaliers d'Arthur dans leur Quête. Elle a, en même temps, donné hort, hourt (palissade) et behort (tournoi), en espagnol bohordo (petite lance), images qui sont loin d'échapper à l'univers arthurien. C'est sans doute pour cela que les fêtes allemandes du Moyen-Âge étaient appelées des Graals.

La racine KER signifie Cœur, cette image est aussi proche de (9) la symbolique développée dans les romans arthuriens. Le graal comme contenant du sang du Christ, ou Saint Graal, signifierait aussi Sang Réel (voir l'anglais Sangrail). L'évolution du mot est ici liée au développement, à l'époque des croisades, du culte du Précieux Sang et, mutatis mutandis, du Sacré Cœur, etc.

Cette problématique du sang n'a pas manqué de provoquer grandes déraisons, et l'on se souvient de l'intérêt que les nazis portaient, en le sortant de son contexte, au Graal dont ils avaient entrepris la quête (10), mêlant là délires d'interprétation fondés sur le sang et obsessions racistes.

La thématique du graal est, on le voit, très riche, véritable carrefour sémantique que vient confirmer l'analyse historique. [...]

Bibliographie:

  1. Louis-Ferdinand Flutre. Table des noms propres dans les romans du Moyen-Age. Poitiers: CESCM 1962, 324 p.
  2. R. Grandsaignes d'Hauterive. Dictionnaire d'Ancien français. Paris: Larousse, 1947.
  3. Ph. Lavenu. L'ésotérisme du Graal. Condé sur Noireau: Corlet, 1983.
  4. J. Markale. La femme celte. Paris: Payot, 1987, p.253.
  5. G. Bertin. Figures de la Femme et visages du temps. Dans Le Conte du Graal de Chrétien, Colloque Perceval, Bagnoles de l'Orne, CENA, 1994.
  6. Les Romans de la Table Ronde. J. Boulenger (éd.). Paris: Plon, 1941.
  7. P. Ponsoye. L'Islam et le Graal. Paris, 1957, p. 68.
  8. Lavenu, op.cit.
  9. E. Jung. et M.-L. Von Franz. La Légende du Graal. Paris: Albin Michel, 1988.
  10. Otto Rahn. Kreuzag Gegen Gral. Fribourg en Brisgau, 1943 (traduit en français en 1944 sous le titre Croisade contre le Graal, grandeur et chute des Albigeois).

source: Étymologie du Graal (Georges Bertin)

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